Donald Barabé : « Tous les scientifiques du monde doivent publier dans leur langue, c’est l’objectif que nous devons viser! »

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Donald Barabé, président de l’Ordre des traducteurs, terminologues et interprètes agréés du Québec, était l’invité, le 17 mai, de l’émission politique de QUB radio « Là-haut sur la colline » du journaliste Antoine Robitaille. Le thème abordé : « Quel peut être l’avenir de la traduction à l’heure de l’intelligence artificielle (IA)? »

Antoine Robitaille : Le 11 mai dernier, je relayais une opinion qui circule dans les milieux scientifiques que les logiciels de traduction s’appuyant sur l’IA permettront, dans un avenir rapproché, aux scientifiques francophones d’écrire encore et même plus qu’aujourd’hui directement en français plutôt qu’en anglais.

[…] Vous n’aimez pas cette perspective que l’IA vienne aider, peut-être suppléer [les traducteurs humains]?

Donald Barabé : Ce n’est pas que je n’aime pas. Vous venez d’utiliser deux mots « aider et suppléer ». Non, [ces termes ne sont pas exacts]! Je vais expliquer pourquoi. Il est absolument fondamental que le plurilinguisme revienne dans les publications scientifiques. Actuellement, on se dirige vers l’unilinguisme et c’est dangereux, quelle que soit la langue [décidée].

« La langue, c’est aussi une façon de penser! »

Donald Barabé : La langue, c’est beaucoup plus qu’une façon de parler, c’est aussi une façon de penser. Et si l’unilinguisme se généralise [dans les sciences], cela signifie qu’une façon unique de penser, donc une pensée unique [s’installera]. Et la diversité linguistique et culturelle est à l’origine d’une source phénoménale d’échanges, d’innovations et de créativité!

L’IA va énormément aider dans ce sens-là, mais la mise en garde que je fais [réside dans le fait qu’il s’agit] de textes scientifiques, de textes à la fine pointe du savoir : les chercheurs publient les dernières avancées de leurs recherches et, ce faisant, ils énoncent de nouveaux concepts, de nouvelles technologies… ils inventent très souvent un nouveau langage, une nouvelle terminologie, et l’IA ne peut pas rendre compte de cela. Et c’est précisément la raison pour laquelle il est important de s’appuyer sur les savoir-faire des traducteurs professionnels.

[J’aime donner] cet exemple concret : depuis plus de 50 ans, tous les bulletins météorologiques produits par Environnement Canada s’appuient sur la traduction automatique (TA). Il s’agit du premier programme fonctionnel de TA mis au point dans le monde entier par l’Université de Montréal et le Bureau de la traduction du gouvernement du Canada.

Antoine Robitaille : Donc, c’est une vieille affaire, c’est un vieux phénomène…

Donald Barabé : Il s’agit d’un domaine bien circonscrit, la météo, avec un vocabulaire spécialisé et le logiciel est affiné régulièrement, la terminologie aussi. Tous les jours, 24 heures par jour, 365 jours par année, une équipe d’une dizaine de traducteurs professionnels révise tous les bulletins météorologiques parce que le logiciel dérape.

Antoine Robitaille : Peut-être qu’ils utilisent de trop vieux logiciels, diraient certains?

Donald Barabé : Non. [Le système est] mis à jour régulièrement, mais ça dérape! L’ordinateur est une machine à calculer. Il ne pense pas, ne raisonne pas, ne comprend pas, il calcule des probabilités, tout simplement.

Antoine Robitaille : N’est-il pas possible d’enseigner à l’IA des terminologies particulières? Vous donnez l’exemple de la météo, mais l’exemple vaut aussi pour les sciences politiques spécialisées en partis politiques ou la biologie moléculaire. Avec les résultats de ChatGPT, n’est-il pas possible de penser que [par-dessus la première couche traduite], l’IA pourrait être capable de manipuler une terminologie particulière?

Donald Barabé :  Oui, c’est possible d’enseigner à l’IA certains vocabulaires, mais il y a une limite. […] Dans les textes scientifiques qui inventent de nouveaux termes, une intervention professionnelle est indispensable.

Antoine Robitaille : L’auteur ne pourrait-il pas réviser lui-même après avoir demandé au logiciel de traduire?

Donald Barabé : Encore faut-il qu’il connaisse la langue dans laquelle le texte est traduit. Les 26 et 27 avril derniers, le scientifique en chef du Québec, Rémi Quirion, a tenu le « Forum La science en français au Québec et dans le monde » et j’y ai fait une courte intervention en disant que l’objectif que nous devions viser est le suivant : tous les scientifiques du monde devraient publier dans leur langue maternelle et être traduits au moins dans les six langues de l’ONU [l’anglais, l’arabe, le chinois, l’espagnol, le français et le russe].

N’oublions pas qu’un scientifique, non anglophone, rédigeant en anglais écrit dans une langue qui n’est pas la sienne, alors cela l’oblige à faire toutes sortes de contorsions [intellectuelles]. Aujourd’hui, avec une seule façon de penser, on se dirige vers un monopole de la pensée, c’est aussi préoccupant et sclérosant qu’un monopole commercial. Que se passe-t-il lorsqu’une entreprise détient un monopole? Il n’y a plus d’innovations.

Antoine Robitaille : Que répondez-vous à ceux qui disent que vous essayez de protéger votre métier, votre fonds de commerce?

Donald Barabé : Non, pas du tout. Les demandes en traduction ne manquent pas! L’enjeu n’est pas celui-ci!

L’IA, oui, mais avec l’intervention des meilleurs réviseurs que sont les traducteurs agréés

Antoine Robitaille : N’y avait-il pas un enjeu au Parlement fédéral lorsqu’on voulait remplacer les traducteurs?

Donald Barabé : Il s’agit d’un enjeu d’offre et non de demande. L’enjeu d’une offre professionnelle existe et ces outils-là sont très utiles. Pour en revenir à l’exemple cité précédemment, 10 traducteurs révisant au lieu de 200 qui traduisent grâce à l’IA ou la TA, c’est mieux! En revanche, pour ChatGPT, vous avez vu comme moi toutes les divagations produites [par l’outil]. Il est donc nécessaire de vérifier et c’est fondamental.

[Si l’objectif que j’appelle de mes vœux est atteint et permet la traduction des textes scientifiques dans les six langues de l’ONU], si un scientifique produit un texte en ourdou [puisqu’il] ne connaît pas ces six langues, l’IA peut aider à traduire son texte, mais il faut absolument qu’il soit révisé par un professionnel qui peut le faire.

Antoine Robitaille : Votre message est entendu, c’est très intéressant. Je conclus que, au fond, on peut utiliser l’IA, mais il est nécessaire de faire intervenir des réviseurs. Et les meilleurs réviseurs sont évidemment des traducteurs agréés.

Donald Barabé : Absolument! C’est l’évolution même de l’humanité qui se joue dans ces textes [scientifiques].

Pour écouter l’intégralité de l’émission, cliquez ici.

Photo : capture QUB radio / OTTIAQ / Denis Girard

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